Lettre à Jean CASTEX

Fév 18, 2021 | Prises de position

Monsieur Jean CASTEX

Premier Ministre
Hôtel Matignon

57, rue de Grenelle

75007 Paris

Ivry-Sur-Seine, le 18 février 2021

Monsieur le Premier Ministre,

Le 9 février dernier, l’Assemblée Nationale a définitivement adopté la prorogation de l’état d’urgence sanitaire que votre Gouvernement lui avait proposé.

Nous connaissons l’extrême difficulté des décisions graves que vous avez prises dans l’intérêt du pays face à la pandémie, en le confinant pour mettre un frein brutal à la circulation d’un virus extrêmement contagieux, puis en limitant les mouvements afin de freiner la contagion, dans l’attente de vaccins en quantité suffisante et de traitements efficaces.

Face à l’inconnue que représentait ce nouveau virus, le recours à l’état d’urgence sanitaire pouvait se justifier pleinement dans l’urgence du début de crise épidémique, notre législation et notre cadre réglementaire ne permettant pas de prendre les mesures exceptionnelles nécessaires.

Le régime de l’état d’urgence a été défini par la loi du 3 avril 1955 : face à un péril imminent qui s’apparente à une calamité publique, le Gouvernement de la République se voit doter de prérogatives exorbitantes pour pouvoir faire face. En instaurant, par la loi du 23 mars 2020, un état d’urgence sanitaire, la France faisait le choix justifié de recourir à un état d’exception pour prendre les mesures adéquates face à un péril sanitaire.

Mais qu’en est-il, aujourd’hui, après trois cents jours d’état d’exception ?

En 2016, évoquant l’état d’urgence sécuritaire, le Président de la République – alors candidat à l’élection présidentielle – expliquait dans son ouvrage Révolution : « Nous ne pouvons pas vivre en permanence dans un régime d’exception […]. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu’il a été renforcé par le législateur, et agir avec les bons instruments. » Il y affirmait sa volonté de sortir « dès que possible de l’état d’urgence ».  C’est d’ailleurs ce qui a motivé la majorité de ne pas prolonger l’état d’urgence, instauré le 20 novembre 2015, au-delà du 1er novembre 2017, alors que le risque terroriste persistait.

Cinq ans après la publication de cet ouvrage, nous faisons nôtre cette analyse. Nous entendons aujourd’hui chez nos concitoyens la lassitude croissante envers une urgence qui n’en est plus une. Et nous considérons qu’un état d’exception ne saurait devenir la règle, sauf à dénaturer nos institutions et porter atteinte au bon fonctionnement de notre vie démocratique.

Dans notre système, notre Constitution permet, avec le vote d’une simple loi d’état d’urgence, l’extension quasi-illimitée des prérogatives de la puissance publique et la réduction drastique des libertés fondamentales.

Nous ne doutons pas évidemment de l’attachement absolu de votre gouvernement et, par-delà, du Président de la République au caractère démocratique de nos institutions et aux libertés fondamentales.  Mais si la crise sanitaire a souligné une fois encore l’utilité et la légitimité d’un cadre légal qui permet d’agir vite et fort, elle a illustré également le risque de s’accommoder de procédures simplifiées et de s’accoutumer à des restrictions de liberté qui, dans un contexte de normalité, seraient insupportables pour une vieille démocratie comme la France.

Il est donc de notre responsabilité de vous alerter sur ce qui semble constituer à nos yeux un danger réel pour notre démocratie : les précédents, même légitimes, créent des habitudes. Or, nous ne pouvons ni ne voulons pas nous habituer à voir les Français vivre dans un état d’exception permanent, et ce faisant accepter – pour des motifs toujours réels mais de plus en plus nombreux –  la restriction de leurs libertés.

En effet, après la menace terroriste, qui avait justifié le recours à l’état d’urgence en 2015, d’autres risques – qu’ils soient sécuritaires, sanitaires, sociaux, économiques ou climatiques – se succéderont et nous mettront collectivement à l’épreuve sans qu’il soit souhaitable de vivre en permanence dans un état d’exception justifié par l’urgence. Laquelle reste pourtant singulière puisque seuls quatre États membres du Conseil de l’Europe appliquent encore des mesures de dérogation au titre de leurs obligations à l’égard de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, alors que l’ensemble de nos pays voisins maintiennent des mesures de confinement assez strictes.

Un an après l’apparition du virus, il apparait inéluctable de composer durablement avec le risque épidémique et de « vivre avec le virus ». Et s’il est indispensable, en conséquence, de mettre en œuvre des mesures nécessaires, adaptées et proportionnées, destinées à juguler l’épidémie en cours, la liberté doit demeurer, en toute circonstance, le principe et la restriction, l’exception. 

Grâce à la montée en charge de la campagne de vaccination, il est désormais possible d’entrevoir un horizon de sortie de crise. Il est temps de faire un bilan objectif des avantages et des inconvénients des mesures prises, et de s’interroger en retour sur ce que nous pourrions mieux faire à l’avenir.

Vous l’aurez compris, nous regrettons « le provisoire qui dure ». Et nous sommes très attachés à ce que le bon fonctionnement de notre démocratie parlementaire ne devienne pas une victime collatérale des menaces, si nombreuses, qui pèsent sur nos sociétés.

Il nous parait, à cet égard, essentiel d’inscrire dans notre Constitution le régime de l’état d’urgence qui, contrairement aux pouvoirs exceptionnels de l’article 16 ou de l’état de siège, n’y est pas mentionné. Cela permettrait de l’assortir de solides garde-fous en matière de protection de libertés fondamentales, en prévoyant, par exemple, une possibilité de prolongement limité, ou encore une date de caducité automatique.

Cela serait, par ailleurs, l’occasion de réfléchir collectivement à la place et au rôle du Parlement et des collectivités territoriales en période de crise.

Ce toilettage institutionnel que nous appelons de nos vœux permettra par ailleurs de définir et d’expliciter la composition, les missions, les prérogatives et le contrôle des instances de décisions qui – comme le conseil de défense – n’ont aujourd’hui pas d’existence institutionnelle ce qui alimente chez bon nombre de nos concitoyens l’idée d’une certaine forme d’opacité, voire de défiance.

Enfin cela garantirait d’éviter la multiplication de lois d’état d’urgence dès lors qu’apparaitrait une nouvelle menace.

Monsieur le Premier Ministre, vos annonces du jeudi 28 janvier ont montré que vous étiez sensible à l’acceptation sociale des contraintes pesant sur la société française, et au nécessaire équilibre entre précautions sanitaires et respect des libertés. C’est dans cet état d’esprit de contribution que nous nous tenons à votre disposition pour vous rencontrer et échanger sur nos propositions.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de toute notre considération.

Membres du Conseil politique d’En Commun !

Philippe Hardouin, Président

Jacques Maire, Vice-Président

Hugues Renson, Vice-Président

Stéphanie Abbadie

Didier Baichère

Denis Brun

Philippe Chalumeau

Mireille Clapot

Stella Dupont

Carole Filleur

Pascal Gentil

Marcel Grignard

Rachida Kaaout

Davy Marchand-Maillet

Laurence Petit-Dessaint

Cécile Rilhac

Jérémie Stutz

Séverine Tafforeau

Elisabeth Toutut-Picard

Yolaine Vignaud